Métiers, salaires, conditions de vie , vêtements, alimentation etc. au cours de ce passé riche de découvertes ! Top 1 des mes articles lus : le certificat d'études, l'école, les bébés Top 2 les logements et salaires Top 3 les métiers N'hésitez pas à me laisser des commentaires, je répondrais avec joie
17 Juillet 2011
MONTMARTRE décrit par FRANCIS MAGNAUD. Article de 1867
On dit qu'on va percer de grandes rues à Montmartre, aplanir la moitié des buttes et, de ce qui restera, faire un square-ombrages réglementés, fleurs numérotées, gazons de parade, du bon
air mis en caserne.
Ce sera la dernière transformation delà vieille butte : déjà, de tous ses moulins qui faisaient tapage et rayaient l'horizon de leurs grands bras gris, il ne reste qu'un moulin bête et peinturluré où l'on va manger de la galette et jouer au tonneau. Un grenadier en trompe l'œil garde la poutre-maîtresse qui date de 1295 — à en croire une inscription, menteuse sans doute comme toutes les inscriptions. Les guinguettes sont fermées, les lilas sont coupés, les haies sont remplacées par des moellons, les jardins sont transformés en terrains à bâtir ; pourtant Montmartre a un charme à soi parmi toutes les banlieues, charme varié et complexe, fait de bonnes et de mauvaises choses en même temps.
Montmartre est la grande usine de la corruption parisienne, à moitié chemin de l'île Saint-Ouen et du quartier Rréda. Ses hôtels garnis servent de transition entre le serrurier du premier âge et le gandin de l'âge d'or. Quatre bals encombrés et poudreux, la Reine Blanche, l' Elysée, la Boule Noire et le Château Rouge préparent les jeunesses aux splendeurs de Mabille.
C'est au Château Rouge qu'il se fait le plus d'affaires ; on peut le dimanche, à l'Elysée, rencontrer quelques filles honnêtes qui viennent y danser pour le plaisir ; la Roule Noire recrute la fleur des bonnes du quartier; la Reine Blanche est le rendez-vous de « ces messieurs » très nombreux, très élégants, très florissants à Montmartre. Ils ont un quartier général chez un mastroquet du
Vieux Chemin et des relations depuis la rue Lepic jusqu'à la rue des Poissonniers. Quelques-uns sont doués de remarquables aptitudes. J'en connais un qui fut agent d'élections très actif en 1848 et qui s'occupe aujourd'hui de publicité avec succès.
J'ai vu disparaître le bal Robert et l'Ermitage, réductions malpropres de la Reine Rlanche.
Je ne citerai que pour avoir l'air bien informé le bal du Moulin de la Galette, le Grand Turc et le Saton des Poissonniers. Gela ne ressemble pas absolument à ces bals de Belleville où les dan-
seuses laissent leurs sabots au vestiaire, mais cela vient immédiatement au-dessus.
Le temps, qui change tout, a déplacé aussi les tables d'hôte de Montmartre ; d'ailleurs elles ne pourraient plus vivre. La mère R..., dans la rue Florentine, nous donnait en 18G0, pour vingt-
huit sous, le potage, le boeuf bouilli, un gigot, des légumes, une salade, un dessert et une bouteille de vin, le tout supportable.
On a pas oublié non plus Mathilde, la quinquagénaire aux yeux bleus, qui fit mourir d'amour un nonagénaire de grandes manières, qui se nouait la serviette autour du cou avec une incomparable majesté — ni le père J... qui portait dans sa poche une recommandation écrite de ne point le conduire à l'église, dans le cas où il eût été frappé de mort subite dans la rue — ni le docteur D... qui, par économie, avait été chercher au Prado une femme pauvre et habituée à vivre de peu.
Dix maisons comme celle de la rue Florentine avaient leur public et leur publicité. Fiorentino mangeait volontiers le macaroni à l'italienne de la Reine Blanche et, dans la cité Véron, on
avait l'honneur de coudoyer madame Chantai, fille de madame Ma, dépositaire du secret que vous savez.
Maintenant, pour retrouver la table d'hôte typique, il faut pousser jusque dans les rues mornes et tranquilles des Batignolles, refuge des employés en retraite et des courtisanes réduites à la portion congrue.
Avec tout cela, les filles proprement dites sont rares à Montmartre, mais la grisette y abonde sous toutes ses formes. La grisette est immortelle. Mimi Pinson n'a pas plus qu'autrefois le moyen d'habiter la chaussée d'Antin, mais venez la voir à Montmartre.
Elles arrivent du travail, le pas pressé et menu, en robes légères, nu-tête ou coiffées de petits chapeaux qu'elles ont faits elles-mêmes, riant, causant, regardant, regardées, accostées, co
quetant avec les messieurs, se fâchant quelquefois.
D'autres ont « leur affaire, » un amant jaloux qui va les prendre à l'atelier, se défiant des surprises de l'asphalte.
Soir et matin, les ateliers de Godillot vomissent sur Monlmartre une populace effroyable : robes et blouses ont la même couleur et la même crasse : deux à deux, les couples marquent le pavé de leur lourde chaussure ferrée : pas de joie, du bruit; pas de plaisir, de l'ivresse ; pas d'amour, de la bestialité, une kermesse de Rubens, sans soleil, sans verdure, sans oubli du lendemain, buvant du vin qui ne vaut pas la bière et se gorgeant de gibelottes fantastiques.
Le dimanche, quand on a remisé les haillons et les tristesses de la semaine, Montmartre est charmant à voir : les fillettes en blanc corsage gravissent les flancs de la butte en chantonnant ;
les garçons ont l'air vainqueur. Les pétards éclatent, les rires sonores, les appels prolongés, les puihuiitt canailles et gais se répondent tout autour du vaste mamelon ; les baisers résonnent
et aussi les bourrades, les enfants crient, les mamans bavardent; il y a là de quoi rendre la vie à tous les crevés, à toutes les crevettes des Champs-Elysées.
Quelques pas encore, vous voilà à l'église, un méchant morceau de maçonnerie adossé à un chevet du douzième siècle .tournez à droite, c'est le calvaire. Les bruits s'apaisent, la lumière se tamise à travers de grands arbres; le long de l'allée, bordée de buis, de naïfs bas-reliefs racontent la passion de Jésus; au bout de l'allée, une roche creusée en forme de grotte : le Christ et les larrons, coloriés de la façon la plus réaliste sur leurs croix de bois brun, dominent la plate-forme ; au-dessous, dans la crypte, un autre Christ verdâtre repose sur une pierre.
Par échappées, se déroule un horizon immense : d'un côté, la plaine découpée comme un
échiquier et bornée par les collines de Montmorency ; de l'autre, Paris tout entier, fourmillement d'usines et de clochers. Le soir, quand la brume couvre la ville allumée pour le mal et pour le
plaisir, il semble que, derrière la falaise, va grandir et miroiter la mer. lueur, là-bas ! c'est un phare !
J'aime à descendre les pentes pour rire de la butte, du côté de la place Saint-Pierre, où l'on voit un
Je laisse aussi volontairement de côté le Montmartre bourgeois, patenté et bien logé, pour recommander aux fureteurs le Montmartre extrême qui s'étend en largeur, de la rue Marcadet
aux fortifications, vaste Cour des Miracles dont la vue vous serre le cœur
Il faut de ces dépotoirs-là aux grands amas de civilisation. Chiffonniers, mendiants, — quelques saltimbanques—ouvriers gagnant cinquante sous par jour, marchands de peaux de lapins,
brocanteurs interlopes, grouillent là presque à ras du sol ; de loin, on ne voit que des loques multicolores flotter aux palissades ; en approchant, on découvre des cambuses bâties de boue
et de crachat, des débits de vin qui achètent leur provision au litre et des frituriers platoniques qui ne travaillent que le dimanche.
Malgré le grand air, on respire des miasmes empoisonnés ; tout autour s'étend la plaine morne, crayeuse, défoncée, interrompue çà et là par quelques maisons de six étages.
Le plus joli, c'est que le Montmartre pittoresque va être éventré et qu'on respectera celui-ci : ces sentines existent à l'alignement des boulevards tracés depuis longtemps. Il faut bien, après
tout, que le petit monde ait de quoi se loger.
Un dernier mot : meurtres ou vols, les crimes sont rares à Montmartre. Pauvre, mais honnête.